Projet de réforme de la justice : non à l’omnipotence de l’accusation – Le Monde

« Ce projet de réforme de la justice relègue à l’arrière-plan la question fondamentale des droits de la défense »

Collectif

Dans une tribune au « Monde », les douze secrétaires de la Conférence des avocats du barreau de Paris estiment que, en l’état, la réforme de la garde des Sceaux renforcerait de manière excessive les pouvoirs de l’accusation sans introduire de garde-fous suffisants.Publié le 15 novembre 2018 à 10h10

« Plus rapide, plus efficace et plus moderne », telles sont les épithètes déshumanisées avec lesquelles le gouvernement envisage la justice de demain. En faisant vœu de performance et de célérité, le volet pénal de ce projet de réforme de la justice relègue à l’arrière-plan la question fondamentale des droits de la défense.

L’objectif avoué est d’alléger le travail quotidien des enquêteurs et des personnels de justice, mais aussi, et sans doute est-ce là le plus critiquable, de simplifier les phases d’enquêtes en les harmonisant : le recours à des techniques jusqu’alors réservées au terrorisme et à la délinquance organisée serait étendu à la quasi-totalité des infractions. Ces simplifications renforcent considérablement les prérogatives du ministère public, c’est-à-dire de l’accusation, au détriment du juge d’instruction, magistrat indépendant et impartial.

D’un texte initial attentatoire aux libertés et aux droits de la défense, le Sénat a limité l’arbitraire du ministère public en introduisant quelques garde-fous qui, bien que nécessaires, restent insuffisants. A l’heure où l’Assemblée nationale se saisit du texte, il est plus que nécessaire d’attirer l’attention des citoyens et de leurs représentants sur la menace réelle que constituerait pour leurs libertés le rétablissement de la première version de ce texte.

Mesures attentatoires aux libertés

Si l’Assemblée nationale devait suivre les ambitions de la chancellerie, le procureur de la République aurait la possibilité d’avoir recours discrétionnairement à des mesures particulièrement intrusives et attentatoires aux libertés, dès lors qu’il considère que son enquête porte sur un crime, quel qu’il soit.

Aujourd’hui, les écoutes téléphoniques, la sonorisation de voitures ou d’appartements, les captures de vidéos ou de données informatiques ne sont offertes au procureur qu’en matière de criminalité et de délinquance organisées. Pour les autres infractions, le procureur est obligé de requérir la désignation d’un juge d’instruction s’il souhaite exécuter de telles mesures.

Or, demain, elles seront possibles pour tous les crimes. Dès lors, le parquet ordonnant une enquête, et décidant lui-même de la qualification des infractions, pourra, s’il le souhaite, criminaliser un délit pour recourir à des moyens d’enquêtes plus intrusifs.

Le ministère public sera d’autant plus enclin à y recourir que ces mesures pourront être ordonnées sans la moindre autorisation préalable. En effet, une écoute téléphonique doit aujourd’hui être autorisée par un juge du siège, impartial et indépendant. Dorénavant, le contrôle de la légalité ne s’exercera qu’a posteriori, dès lors que l’« urgence » aura été invoquée. Mais quelles investigations criminelles ne sont pas urgentes ?

Le projet va encore plus loin, puisque pour les délits, le parquet pourra ordonner une perquisition sans l’assentiment de la personne si la peine encourue est de trois ans minimum, contre cinq auparavant. Cette mesure particulièrement attentatoire à l’intimité de la vie privée, hors la présence de l’avocat, serait donc permise pour la quasi-totalité des délits, comme pour un simple vol.

De la même manière, le procureur sera dorénavant autorisé à poursuivre les mesures qu’il a ordonnées, comme l’interception de correspondances ou la géolocalisation, pendant une semaine à compter de la saisine d’un magistrat instructeur.

Une suppression de l’instruction

Enfin, le projet de loi prévoit qu’en matière criminelle et de délinquance organisée, les enquêtes de flagrance du parquet – l’enquête de police, sous la direction du parquet, lorsqu’un crime ou un délit est découvert – pourront par principe être diligentées pendant seize jours, contre huit actuellement.

En somme, le ministère public, qui ordonne et conduit l’enquête dont il choisit les qualifications pénales, verra ses pouvoirs très largement renforcés au préjudice des droits de la défense et des justiciables. Or, pendant l’enquête préliminaire ou de flagrance du procureur, les avocats des mis en cause n’ont pas accès au dossier.

La justice étant avant tout affaire d’équilibre, un renforcement équivalent des droits de la défense eût été indispensable. En l’état, il n’en est rien. Bien au contraire. Le mis en cause dispose aujourd’hui automatiquement de la possibilité de formuler des observations sur un éventuel renvoi devant un tribunal, à la fin de l’enquête du juge d’instruction ; le texte prévoit qu’il aura désormais huit jours pour faire savoir s’il a des observations. Voilà le principe du contradictoire relégué dans le domaine de l’optionnel. Voilà la défense soumise à un délai de forclusion pour faire savoir si elle souhaite exercer les droits que la loi lui garantit.

Le Sénat a, avec sagesse, tenté d’introduire les prémices de droits supplémentaires pour le mis en cause au stade de l’enquête, en prévoyant notamment la présence de l’avocat lors d’une perquisition, mais cette avancée est à la fois insuffisante et précaire, et l’on ne saurait s’en satisfaire. Finalement, semble ici se dessiner une suppression de l’instruction au profit de l’enquête de police sous l’égide du parquet, ainsi que Nicolas Sarkozy le souhaitait il y a déjà dix ans.

Nous sommes convaincus que cette disparition du juge d’instruction au profit du renforcement des pouvoirs de l’accusateur public emporterait de fait un inquiétant affaiblissement des droits de la défense. En effet, c’est bien l’impartialité de ce magistrat qui apparaît être, aujourd’hui, l’une des principales garantes du respect de ces droits avant le jugement. D’ailleurs, l’agonie du magistrat instructeur serait préjudiciable aux mis en cause comme aux victimes, le projet de loi envisageant de limiter drastiquement la recevabilité des plaintes avec constitution de partie civile alors que nombre d’informations judiciaires sont ouvertes à l’initiative des victimes elles-mêmes.

Nous pouvions comprendre, sans l’approuver, l’extension des pouvoirs judiciaires et la généralisation des recours administratifs en matière terroriste, eu égard aux vagues d’attentats qui ont marqué notre époque. Nous ne comprenons pas, en revanche, ce qui préside à un élargissement des prérogatives du ministère public pour les infractions de droit commun. La dérive sécuritaire qui pointe ici est malheureusement partagée par toutes les démocraties. Elle porte en elle la mort de leurs principes fondateurs, construits au fil des siècles. Elle n’en est que plus alarmante.

En définitive, l’adoption de ce texte nous apparaît pernicieuse et dommageable pour tous, tant en raison de son contenu que de ce qu’il sous-tend.

Les signataires : Safya Akorri, Maxime Bailly, Julia Cancelier, Etienne de Castelbajac, Margaux Durand-Poincloux, Nima Haeri, Guillaume Halbique, Pierre Jude, Vincent Lorenzi, Joris Monin Flaugergues, Moad Nefati, Adrien Sorrentino, sont les douze secrétaires de la Conférence des avocats du barreau de Paris en exercice et assurent notamment la défense pénale d’urgence : ils assistent quotidiennement des personnes mises en examen en matière criminelle, délictuelle et financière, de l’interrogatoire de première comparution jusqu’au procès.

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