Les sciences cognitives nous enseignent l’impact surprenant de l’effet d’ancrage, notamment au sein des enceintes judiciaires. La défense doit s’en saisir.
La dague encore maculée du sang de Jules César, Brutus s’adresse aux Romains, dans le film de Mankiewicz.
Par son seul discours, il convainc la foule que le crime commis est justifié car il était, selon lui, le seul moyen de sauver Rome.
Brutus cède alors la parole à Marc-Antoine, incarné par Brando, qui parvient à convaincre le peuple de Rome du contraire : il faut venger le meurtre de leur Empereur, devenu martyr.
Sur ces dernières paroles, la cité romaine s’embrase.
Être le dernier à parler semble donc conférer un pouvoir considérable à l’orateur.
Ainsi, l’avocat de la défense, s’exprimant en dernier, aurait un avantage redoutable face à l’accusation.
Pourtant, les différents travaux des sciences cognitives nous démontrent exactement le contraire.
Notre esprit est, en effet, sujet au biais d’ancrage : nous avons naturellement tendance à nous accrocher à la première information reçue.
Une fois exprimé, il sera extrêmement ardu de se détacher de ce repère, même s’il est irrationnel.
Dans le cadre d’une étude étonnante (F. Strack et T. Mussweiler, « Explaining the enigmatic anchoring effect : Mechanisms of selective accessibility. Journal of personality and social psychology », 1997, vol. 73, n° 3, p. 437), il a été posé deux questions à deux groupes de personnes.
Au premier, il a été demandé si Gandhi était décédé à plus ou moins de 140 ans et au second, s’il était décédé à plus ou moins de 9 ans.
Puis, il a été demandé à ces deux groupes l’âge qu’avait Gandhi quand il est décédé.
La réponse moyenne du premier groupe était de 67 ans et celle du second, 50 ans (Gandhi est mort à 79 ans).
Cette différence met en exergue qu’une information, même absurde, oriente inévitablement nos décisions.
C’est l’effet d’ancrage.
Ce mécanisme se produit également chez les gens de justice.
Une étude a soumis un dossier de vol à l’étalage à des magistrats (B. Englich, F. Strack et T. Mussweiler, « Playing Dice With Criminal Sentences : The Influence of Irrelevant Anchors on Experts’ Judicial Decision Making », Personality and Social Psychology Bulletin, mars 2006). Avant de se prononcer sur la peine, ces derniers devaient lancer deux dés et reporter le résultat dans la case « réquisitions », représentant le nombre de mois de mise à l’épreuve requis.
Les magistrats ayant obtenu le chiffre 3 aux dés, ont prononcé en moyenne une sanction de 5 mois, alors que ceux qui ont obtenu un 9 ont retenu une peine moyenne de 8 mois.
En d’autres termes, même parfaitement conscients du caractère totalement factice des réquisitions, les magistrats ont été influencés.
Lorsque le procureur prend ses réquisitions, il dépose une ancre, que ce soit un quantum ou un type de peine, sur laquelle les esprits des magistrats et des jurés auront tendance à se fixer.
Lorsque la défense prend la parole, il est déjà trop tard : le biais d’ancrage a déjà produit ses effets.
Plus encore, il ressort de plusieurs études que l’ancre jetée par le procureur influence également l’avocat de la défense, qui subit lui aussi, à son insu, la force de l’ancrage.
Quand l’avocat tente de proposer une peine lors de sa plaidoirie, il discute bien souvent celle requise.
Ce faisant, la défense ajoutera inconsciemment tout son poids à la peine proposée par le ministère public.
Si les sciences cognitives nous montrent que la première parole compte plus que les suivantes, alors la défense doit s’en saisir. Investissons plus encore les débats à l’audience, bien avant les réquisitions, en profitant par exemple d’une question, pour évoquer un type de peine, un quantum ou même une relaxe. Nous pourrons ainsi influencer davantage les juges et même le parquet.
Arrêtons les demi-flexions accompagnées de ce murmure : « Pas de question, Madame/Monsieur le Président ».
La procédure pénale nous donne la parole conclusive, conquérons la parole structurante.
Jetons l’ancre, les premiers, et réapproprions-nous les débats.
Guillaume Halbique, avocat au barreau de Paris, associé, cabinet Marcus